Le seigneur Henri de Colombier et l’Abbaye de Montheron

By | 23 février 2019

Page 8 Le seigneur Henri de Colombier et l’Abbaye de Montheron par Jean-Luc Rouiller

Le puissant seigneur Henri de Colombier (sur Morges) meurt au château de Ripaille (à côté de Thonon), au printemps 1437. Après avoir passé une grande partie de sa vie au service des princes de Savoie et après avoir fait reconstruire le magnifique château de Vufflens, il s’était retiré dans la deuxième tour de Ripaille, aux côtés du duc Amédée VIII, pour y vivre en ermite les dernières années de son existence. A sa mort, son corps sera ramené à l’Abbaye de Montheron, non seulement pour y être enterré avec ses ancêtres, mais surtout parce que son tombeau l’attendait, depuis 1425 au moins, soit depuis plus de douze ans; un tombeau qu’il avait lui-même taillé dans la pierre, de ses propres mains, fait extrêmement rare, mais qui prouve à quel point il avait anticipé sa propre mort!

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1425 est aussi l’année où Henri et l’abbé de Montheron réorganisèrent la liturgie familiale dans l’abbaye du Jorat. Cet événement a donné lieu à la rédaction d’une charte en latin, sur parchemin, aujourd’hui conservée aux Archives de la Ville de Lausanne1, parmi les centaines d’autres actes relatifs à Montheron. Cette charte commence ainsi:

En l’an du Seigneur 1425, le 8 décembre, dans le monastère Sainte Marie de Thela [ancien nom de Montheron] de l’ordre de Cîteaux, dans le diocèse de Lausanne, nous, Pierre Barberii, abbé, Pierre de Chinaul, prieur, Girard Mermini, Girard Richard, Thomas Mermod, Pierre Perrini, Jean Billens, Rodolphe Richard, Jean Raballiod, Jean Ouban, Jean Bergier et Rodolphe Sarraceni, tous religieux du couvent, faisons savoir que, à la demande d’Henri de Colombier, seigneur de Vufflens-le-Château, pour le salut de ses parents et de ses ancêtres, nous célébrerons dans notre monastère les offices mentionnés ci-après.

Ce début d’acte nous apprend, qu’en plus de l’abbé et du prieur, l’abbaye abritait à ce moment-là dix autres moines, ce qui correspond à une bonne moyenne: il y en avait quatorze en 1340, sept en 1366; il y en aura treize en 1536. Parmi la liste des religieux, on reconnaît des noms de famille qui ont perduré jusqu’à nous, à Lausanne et dans les environs, comme les Bergier, les Perrin, les Mermod ou les Richard.

Les offices que les moines de Montheron devaient dire pour la famille étaient concentrés le premier lundi du mois, comme on peut le lire dans la suite de l’acte: En premier; chaque premier lundi [du mois], nous dirons, lors de la grand-messe, la collecte [prière dite entre le Gloria et l’Epître] suivante: «Etendez la main, Seigneur, et assurez à vos serviteurs le secours divin, pour qu’ils vous cherchent de tout leur cœur et qu’ils voient exaucer leurs demandes légitimes». Il s’agit d’une collecte spéciale pour le salut des vivants, ici en commémoration d’Henri, de ses enfants, de sa femme, de ses descendants et de tous les siens. Ensuite, ce même lundi, chaque moine prêtre devra célébrer sa messe [privée] avec application et dévotement, en disant aussi la collecte précitée. Puis, après cette messe, nous dirons une messe de requiem à haute voix, à la fin de laquelle nous ferons la commémoraison et la station dans le chœur, sur le tombeau d’Henri et de ses parents. Finalement, après nos vêpres, nous devrons chanter les vêpres et les vigiles des défunts.

Dès lors, toute la liturgie du premier lundi du mois est consacrée à Henri et à sa famille qui recueillent toutes les prières des moines. On relèvera surtout les prières que les moines devaient dire sur le tombeau vide d’Henri, alors que celui-ci était bien vivant, sillonnant les Etats de Savoie au service de son prince. Une façon, ici encore, d’anticiper remarquablement sa mort. Les parents d’Henri étaient, par contre, déjà morts et enterrés dans l’abbaye.

Tous ces services qu’Henri demandait aux moines n’étaient pas gratuits. Celui-ci donnera,sous forme d’aumône, 200 écus d’or du roi [c’est-à-dire frappés à l’effigie du roi] : il en donnera 100 de main à main, qui seront utilisés par l’abbé et les religieux pour des achats de rentes; les 100 autres seront assignés pour obtenir une rente annuelle de 200 livres, qui seront distribuées aux moines qui diront les offices précités, à raison de vingt sous chaque lundi, pour améliorer leur habillement. Henri donne encore les cens, les rentes, le froment, l’avoine, le cheval et l’argent qu’il possédait à Etagnières, à Bussens, à Morrens et à Cheseaux.

Nous sommes, avec cet exemple, au cœur de ce que les historiens appellent «les échanges sacrés», soit les liens étroits qui, au Moyen Âge, liaient les monastères aux seigneurs environnants, à travers les questions de salut de l’âme et d’aumônes plus ou moins déguisées. Dans cette optique, l’attitude d’Henri n’est pas exceptionnelle, mais, à notre connaissance, aucune autre famille n’accaparait à ce point l’attention des moines de Montheron, dans la première moitié du XVe siècle.

Jean-Luc Rouiller

1 Cette charte a été éditée, en grande partie, par Jean-Daniel Morerod, «Les dispositions patrimoniales et funéraires d’un compagnon de Ripailles, Henri de Colombier», dansAmédée VIII – Félix V premier duc de Savoie et pape (7383-1457), Lausanne 1992, p. 293-295 (Bibliothèque historique vaudoise, n° 103).

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